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Les gilets jaunes, ou la révolte de la France des ronds-points

Le mouvement de blocage du 17 novembre soulève un certain nombre de questions politiques: à une époque où on évoque volontiers le déclin des partis et la constitution de nouveaux clivages, les pétitions et les pages Facebook sont-elles l’embryon d’une action plus structurée? Ce type de mouvement aux accents poujadistes sera-t-il intégré à l’offre politique partisane actuelle? Les «nouvelles têtes» qui émergent vont-elles jouer un rôle dans le débat public après leur mobilisation ponctuelle?

Réponses le 17 novembre et dans les mois qui suivront. Tentons d’ici là de décaler le regard sur le mouvement pour en proposer une lecture culturelle, paysagère et, si j’ose dire, esthétique.

Le gilet jaune, emblème de la culture bagnole

Le premier trait culturel du mouvement du 17 novembre est indéniablement son objet de colère: le carburant et, par extension, l’automobile et la place centrale qu’elle occupe dans la vie des mécontentes et mécontents qui appellent au blocage. C’est donc tout naturellement que les groupes à l’origine de la mobilisation à venir ont puisé leur signe de ralliement dans le vocabulaire de cette culture de la bagnole, choisissant le «gilet jaune» du kit de sécurité que les automobilistes sont tenus de conserver dans leur habitacle pour le cas où elles ou ils devraient s’aventurer sur la chaussée. Obligatoire en France depuis 2008, ce «gilet de haute visibilité» selon son appellation technique a une fonction fédératrice forte: quiconque possède une voiture sait de quoi il s’agit et peut associer à ce vêtement un ensemble de contraintes (les trajets quotidiens domicile-travail, les radars, les contrôles, les taxes sur le carburant, etc.). À l’inverse, celles et ceux qui ne possèdent pas de voiture voient dans le gilet jaune un objet un peu exotique vendu chez Norauto et, pour tout dire, plutôt moche.

La particularité de l’automobile est d’être à la fois un outil nécessaire à la production et un objet de consommation: elle sert autant aux trajets boulot-dodo qu’aux déplacements personnels, de loisir ou d’achat

La particularité de l’automobile est d’être à la fois un outil nécessaire à la production et un objet de consommation: elle sert autant aux trajets boulot-dodo qu’aux déplacements personnels, de loisir ou d’achat. Elle est donc plus qu’un objet économique, et c’est pourquoi on rate probablement le sens profond du mouvement spontané en cours de coagulation si l'on s’en tient à une revendication de pouvoir d’achat. Les pages personnelles des organisateurs, organisatrices et soutiens du mouvement font apparaître nettement que ce folklore automobile est un élément central dans leurs interactions sur les réseaux sociaux. La voiture n’est pas uniquement l’outil de déplacement quotidien, elle est aussi objet de culture, d’esthétique, de loisir. Du tuning à la photo artistique, elle reste un signe de statut pour une partie de la population, alors même qu’une autre partie de la France s’éloigne de plus en plus de ce modèle de civilisation automobile au point d’en ignorer les codes.

Certes, toutes celles et ceux qui possèdent une voiture ou qui roulent quotidiennement sur les routes de France, et qui constituent une majorité statistique de la population, ne s’identifient pas nécessairement à cette culture de la bagnole. Il est probable que cet investissement dans un objet courant de la vie quotidienne soit plus fort parmi les milieux populaires, ce que tendrait à confirmer la profession des leaders du mouvement interviewés dans la presse. On découvre qu’elles et ils sont employé, vendeur, chauffeur routier, travailleur du bâtiment, au chômage –OK, je mets à part le cas de Jacline Mouraud, l’internaute à l’origine d’une vidéo très relayée, «hypnothérapeute sous le régime auto-entrepreneur» par ailleurs organisatrice «de séances d’ectoplasmie».

OÙ VA LA FRANCE ? Parce qu il y en a marre et que se taire, c est se rendre complice. Faites chacun votre petit mot au président !

Publiée par Jacline Mouraud sur Jeudi 18 octobre 2018

La carte de la France auto-dépendante

Dès lors qu’on se penche sur la carte des blocages annoncés, que centralise une page Facebook gérée par les organisateurs du mouvement du 17 novembre, quelques controverses bien familières portant sur le périmètre et l’ampleur des fractures territoriales rejaillissent instantanément. Comme l’analyse la cellule data du Parisien, qui recense à partir du site du mouvement de blocage 583 appels locaux, les départements qui comptent le plus d’appels au blocage sont le Nord et les Bouches-du-Rhône, deux départements particulièrement urbanisés (et démographiquement importants), ainsi que des départements moins peuplés: Eure, Charente-Maritime et Seine-Maritime.

Les porte-parole à l’initiative du mouvement et leurs soutiens qui s’expriment dans les médias résident eux-mêmes dans des communes de taille moyenne de province (comme la Tour-du-Pin), situées aux franges de la région parisienne (comme en Seine-et-Marne et dans l’Essonne), ou dans des territoires peu peuplés (comme la Nièvre). Ces territoires rappellent la définition amplement discutée qu’a donnée le géographe et essayiste Christophe Guilluy de «la France périphérique». Ou encore celle des «petits-moyens» de la banlieue pavillonnaire, tant scrutés par les instituts d’opinion et les responsables politiques depuis l’élection présidentielle de 2007 et, plus encore, celle de 2012. De manière encore plus imagée, ils évoquent une France «des gars qui fument des clopes et qui roulent au diesel» comme cela a été récemment synthétisé par le porte-parole du gouvernement à propos de l’électorat que séduit de manière décomplexée Laurent Wauquiez –bien que le mouvement soit composé de personnes relativement jeunes, actives et ne soit pas uniquement représenté par des hommes, contrairement à ce que l’association avec la culture automobile aurait pu laisser présager.

En somme, il s’agit de communes que l’Insee peut classer comme des villes-centres ou des banlieues, mais dans lesquelles l’éloignement des centres de décision économique et de production culturelle et symbolique peut créer le sentiment d’un déclin commun, réel ou perçu, et qui s’avère de plus en plus favorable à un vote de protestation pouvant prendre diverses expressions: souverainisme, populisme ou extrême droite.

Les ronds-points sont les places de la France étalée

Évidemment, la périphérie est un concept, et l’opposition binaire entre le centre et la périphérie masque une diversité de situations plus complexes ou enchevêtrées. Mais la tonalité d’ensemble de ce mouvement est, à n’en pas douter, d’inspiration «périphérique», dans tous les sens du terme. Et sur le plan esthétique et paysager, les conséquences sont assez nettes. C’est peut-être, plus que l’homogénéité sociale du mouvement qui resterait à démontrer, ou qu’une orientation politique clairement affirmée, le point le plus marquant des manifestations annoncées. La majorité des appels à bloquer le trafic routier mentionne comme lieu de rassemblement un équipement de voirie, un type de lieu ou une forme urbaine qui fait partie de l’écosystème de l’étalement urbain: une station-service, un parking de centre commercial, un péage, une bretelle d’accès à l’autoroute ou un rond-point. Beaucoup de ronds-points.

Voici des extraits d’un article publié sur le site de France 3 Hauts-de-France, qui recense les blocages annoncés dans la région:

Herlies: les automobilistes mèneront une opération escargot en direction de Lille. Ils se donneront rendez-vous à 13h sur le parking du rond-point des 4-Chemins.
Cambrai: le rond-point de Petite-fontaine ainsi que les stations essence environnantes seront bloqués.
Orchies: l’A23 sera bloquée au niveau du pont de Carvin à partir de 9h. Les stations d’Auchan et d’Intermarché seront également inaccessibles.
Amiens: plusieurs points de rassemblement ont été donnés, notamment à Carrefour Amiens Nord, à la zone industrielle ou encore la gare dès 7h30. 
Péronne: blocage du rond-point de l'avenue de l'Europe à côté de la sortie Péronne Nord de l'Autoroute A1 (Lille-Paris). Les trois rond-points à l'entrée de la ville pourraient également être bloqués.

«Nous allons nous rejoindre sur un parking de centre commercial à Sens», témoigne encore le créateur d’un groupe Facebook local appelant au blocage. Dans le territoire marqué par l’étalement urbain, le rond-point devient l’équivalent logistique et symbolique du rôle joué par la place dans les mouvements de protestation de centre-ville, dont l’expression française fut la tenue, place de la République à Paris, du rassemblement Nuit Debout. La place conserve, à gauche, une connotation politique forte, comme en témoignent encore récemment le cas de l’aménagement du quartier de La Plaine à Marseille, ou le mouvement politique lancé par Raphaël Glucksmann, baptisé «Place publique».

À l’opposé de cette culture politique, en tout cas assez loin de ses habitudes, l’automobile devient le langage de la protestation des mouvements périphériques. Si les unes et les uns se réunissent en grappes humaines, forment des assemblées et des cortèges, nourrissant une culture politique marquée par les grands mouvements sociaux, les luttes passées qui peuplent l’imaginaire collectif du «peuple de gauche» et un idéal de démocratie directe et participative, les autres, dans un rapport au corps et à l’espace différent, forment des «opérations escargot» et autres figures chorégraphiques d’un grand ballet motorisé qui se danse depuis l’intérieur de son habitacle. C’est par le «périph» que les manifestants ont prévu de rouler (et non de marcher) sur Paris. C’est aussi sur le périphérique des grandes villes que se sont réunis plusieurs groupes locaux pour préparer la journée du 17 novembre.

À l’heure enfin où les flux de données ont tendance à prendre le dessus sur les flux matériels, tous les lieux n’ont pas la même charge symbolique ni la même efficacité politique. Des manifestations peuvent bloquer des flux logistiques importants et avoir une portée faible sur le plan des symboles: la manifestation bloquante annoncée pour le 17 novembre pourrait donc passer inaperçue depuis les centres des grandes agglomérations, à la fois sur le plan territorial, du fait de l’éloignement physique des zones de blocage, et en raison des bulles de filtres propres à chaque camp sur les réseaux sociaux. La dissociation des expériences aggravant un peu plus le fossé entre France des places et France des ronds-points.


Source: Slate.fr

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